No Man’s Kingdom est une série de textes se situant chacun dans le même monde. Un épisode paraît toutes les deux semaines, illustré par le talentueux Ronan Toulhoat et écrit par votre serviteur, Thomas Olivri. Nous vous conseillons, si vous débutez dans cet univers, de commencer par l’épisode 1 de la saison 1. Pour cela, il vous suffit de cliquer sur “No Man’s Kingdom” dans le menu du haut de la page d’accueil. Chaque épisode se veut une histoire courte complète à lire en quelques minutes durant votre trajet de bus, de tram, en buvant un café. Ces épisodes se répondent ou se complètent, certains personnages ou lieux se retrouvent et se croisent... Le No Man’s Kingdom est un monde en constante évolution. N’hésitez pas à nous faire part de vos commentaires ici ou sur les réseaux et surtout à partager le projet autour de vous ! Bonne lecture !
Thomas Olivri
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Apercevoir un chariot céleste en mouvement était toujours un événement pour les habitants des contrées isolées des Nouveaux Royaumes. Mais en voir plusieurs, au même endroit, était une chose à laquelle beaucoup d’habitants en dehors des Cités Franches n’assistaient qu’une fois dans leur vie.
Malheureusement pour les habitants de la petite ville fortifiée de Rügdu, au sud des steppes d’Europa, les chariots célestes qui passaient au milieu de la rue principale avaient perdu de leur superbe. Le faste et la magnificence de leurs chromes et de leurs couleurs au départ de leur voyage de retour de Centrasia étaient loin derrière eux. La procession de véhicules et de chariots tractés, qui avait réveillé les habitants de la ville tôt ce matin-là, était dans un piteux état. Les quelques chariots célestes encore en état rouler étaient des épaves criblées de flèches et parcourues de traces de destruction. Leurs moteurs, mis à mal par des kilomètres et des kilomètres à marche forcée afin d’échapper aux khans des steppes, menaçaient de rendre l’âme à n’importe quel moment. Les décorations des glorieuses machines étaient couvertes de poussière et de traces d’explosions, voire pour certaines de sang. Certains véhicules avaient en effet été abordés par les barbares et de violents combats avaient eu lieu sur leur carlingue, les caravaniers ayant lutté chèrement pour leur vie.
Une demie-douzaine de véhicules célestes abîmés avançait au pas, suivis par des véhicules plus traditionnels, tirés par des chevaux ou des boeufs que l’on sentait aussi épuisés que leurs conducteurs. L’un des charriots était dirigé par une jeune femme aux longs cheveux noirs et dont la peau cuite par le soleil était recouverte de poussière, faisant ressortir d’autant plus ses yeux amandes d’un vert étincelant. A ses côtés se tenait un homme puissamment bâti, à la mine sombre, qui regardait dans le vide, les bras croisés dans un mélange de colère froide et de résignation.
Derrière les chariots traditionnels suivait ce qui restait de cette caravane délabrée : des hommes et des femmes à pied, certains à cheval, la plupart blessés. Tous avançaient tels des automates. Enfin, pour fermer la marche, des escouades de Tutélaires, ces mercenaires protecteurs des caravanes, marchaient en rangs serrés. Ils étaient ceux qui portaient les stigmates les plus violents des combats qui avaient eu lieu. Quasiment aucun d’entre eux n’était indemne. La plupart portait des bandages et arborait de vilaines blessures, fruits de leurs combats avec les pillards des steppes.
Petit à petit, les habitants de Rugdü, plus habitués à lutter pour leur propre survie qu’à admirer un tel spectacle (Kiepr, la Cité Franche la plus proche, était bien plus loin au Nord), sortaient de leurs maisons de bois pour regarder passer la triste caravane et observer les nouveaux venus. Les traits étaient tirés. Les regards vides. La violence de l’affrontement se lisait aussi bien sur les véhicules abîmés que sur les corps des survivants. Ce qui avait été la plus grande caravane marchande du Nouveau Monde n’était plus que l’ombre d’elle-même. Les centaines de chars et de véhicules célestes s'étaient éparpillés comme une nuée d’oiseaux lors de l’attaque, chacun luttant pour sa propre survie. La dizaine de caravanes qui arrivait à Rugdü n’était qu’un groupe parmi tant d’autres qui avait réussi à s’enfuir aussi loin que possible des combats. Il avait été en effet très clair, dès le début de l’attaque, que les Gardes Tutélaires ne feraient pas le poids face à la marée de pillards qui s’était abattue sur eux. Jamais, de mémoire de caravaniers, un tel rassemblement de Khans ne s’était formé. Et jamais la Garde Tutélaire n’avait subi une telle défaite. Pour couronner le tout, le ciel se couvrait. Un voile d’une vilaine couleur jaunâtre masquait le soleil et une épaisse pluie brune se mit à tomber sur le piètre cortège.
Les habitants de Rugdü, qui formaient désormais une espèce de public pour cette parodie de défilé, discutaient entre eux. Les regards devenaient de plus en plus inquiets à mesure qu’ils comprenaient les conséquences de l’attaque sur la caravane du vent. Les questions commencèrent à fuser, et les habitants hélèrent les caravaniers survivants.
“Ce sont les Khans qui vont ont botté le cul ? “
“Où était la garde tutélaire ?”
“Ils étaient si nombreux que ça, les khans ?”
“Vous êtes sûr qu’ils vous ont pas suivi”?
A mesure que les habitants prenaient conscience de ce qui venait de se passer, l’ambiance se mit à changer. La Grande Caravane des Vents était une institution, une légende dans tout Europa. Un pilier pour beaucoup d’habitants des Nouveaux Royaume, et bien souvent la différence entre la vie et la mort. La Caravane du Vent, c’était la vie pour toutes les Cités Franches et les villes qui bordaient son trajet d’Est en Ouest et d’Ouest en Est. Magnifique et puissante, la Caravane était le symbole même de la renaissance de l’humanité et du retour de l’espoir après la catastrophe de l’Armageddon. Qu’elle puisse être quasi-détruite de la sorte ne pouvait augurer que du malheur, des cris et des larmes. Et ça, les habitants de Rügdu en avaient déjà eu plus que leur part. Après l’inquiétude et la peur, ce fut alors la panique qui vint prendre le dessus.
“On veut pas de vous, ici, les khans vont vous suivre et nous attaquer à notre tour”
“Foutez le camp, vous avez le mauvais oeil et vous l’apportez chez nous !”
“S’ils ont réussi à battre les Tutélaires et à détruire la caravane, tout est perdu !”
“Comment on va passer l’hiver sans la caravane ?!”
“Vous étiez censés la protéger ! Honte à vous !”
Herkos, aux côtés de Rhina à l’avant de son charriot, bouillait intérieurement. Il avait été blessé, et le pansement de fortune qui lui recouvrait une partie du crâne, qu’il s’était ouvert en tombant violemment sur une poêle de Tolède (les meilleures poêles du continent, qu’il disait), peinait à contenir le sang qui s’était remis à couler de sa blessure. Des gouttelettes se mirent à perler et à glisser lentement sur le front en direction des yeux puis des joues de l’imposant cuistot, donnant l’impression qu’il pleurait des larmes de sang. Mais si Herkos avait envie de pleurer, c’était plutôt de rage. La caravane était toute sa vie. Son chariot représentait absolument tout ce qu’il avait, à la fois l’origine de sa vie, et son futur. Il avait tout misé sur cette vie de nomade après une adolescence bien trop mouvementée à son goût, et il avait trouvé l’équilibre dans cette vie de caravanier. Bien entendu, les khans faisaient partie des dangers inhérents à sa profession, et il était courant que des petits groupes de guerriers des steppes attaquent une caravane retardataire, malgré la présence des Tutélaires. Mais ça faisait partie des risques du métier. Herkos avait appris à ne pas haïr les khans, au contraire de beaucoup de caravaniers. Après tout, la caravane passait par leurs terres depuis des années sans leur apporter aucune compensation, si ce n’était des morts et des humiliations. Herkos comprenait plus que tout autre les raisons pour lesquelles un homme pouvait embrasser la voie de la violence afin de subvenir aux besoins de sa famille. Avec cette pensée, son regard se porta sur Rhina, à ses côtés. Elle tirait la gueule, comme d’habitude. Mais dans ses yeux d’un vert étincelant, Herkos pouvait également lire une pointe de peur. Et ils détestait ça. Ses pensées couraient en boucle dans sa tête depuis des heures.
“Bordios de mierda, pourquoi on n’a pas été prévenu de cet attroupement de khans ? Qu’est-ce qu’ils foutaient les Tutélaires ? Ils se sont engraissés, voilà, à rester à nos côtés depuis des mois sans jamais avoir vraiment eu de dangers à affronter. Mais surtout qu’est-ce qui a bien pu amener les khans à s’unifier bon dieu ? Soit un caïd a réussi l’exploit de les unifier, ce que personne n’a su faire en 300 ans, auquel cas on est dans la panade. Soit ils se sont unis parce qu’ils n’ont pas eu le choix et qu’ils craignent assez quelque chose ou quelqu’un pour mettre de côté 300 ans de rivalités tribales. Auquel cas on est encore plus dans la panade.”
Perdu dans ses pensées, il en fut tiré violemment par le bruit sourd d’un cailloux projeté contre son chariot. En se retournant, il en évita un autre de justesse : les habitants du village n’étaient à priori pas du tout prêts à accueillir les caravaniers… Et commençaient à caillasser les survivants. Les chevaux d’Herkos sentirent l’animosité ambiante et commencèrent à devenir nerveux, tirant sur leurs rênes.
Tout à coup, un projectile siffla en passant à deux doigts des oreilles d’Herkos pour se diriger vers Rhina. Ce ne fut que grâce à un réflexe fulgurant qu’il évita à cette dernière de se prendre un morceau de pavé cassé en deux en l’attrapant au vol de justesse. Il regarda Ama qui venait juste de réaliser ce qui se passait et qui posa instinctivement ses mains sur son ventre. Herkos vit rouge, lui lança les rênes qu’elle attrapa au vol et se jeta en direction de l’habitant du village qui l’avait visé. Celui-ci, pris de court par la rapidité à laquelle se mouvait Herkos malgré sa masse, n’eut aucun geste quand le géant l’attrapa par le col et le souleva du sol.
“Tu penses qu’on n’a pas pris assez cher avec les khans, l’ami, tu veux nous en remettre une couche ? Sauf que devine quoi ? Vous êtes PAS des khans”.
Au moment où la situation allait dégénérer, une énorme détonation se fit entendre, faisant piailler les chevaux. Certains habitants et caravaniers se jetèrent au sol, terrifiés. Herkos se retourna, la main encore autour du coup de l’habitant. Devant lui, debout sur la caravane, Rhina les toisait de haut, un fusil céleste encore fumant dans les mains. Celui qu’elle gardait pour les moments “vraiment” tendus. La foule se calma immédiatement, tant la seule vue d’un fusil céleste dégageait une menace sourde. La plupart des habitants des contrées dévastées connaissaient bien les effets qu’une simple arme de ce type pouvait causer sur leurs maisons.
La crinière d’un noir de jais de Rhina flottait au vent. Elle se tenait là, debout dans sa combinaison de voyage, couverte de poussière et tâchée du sang d’Herkos. Elle tenait le fusil céleste d’une main et le faisait tenir sur son épaule. Son autre main était posé sur son ventre. Debout, bien droite, on pouvait voir qu’il était légèrement bombé et abritait la vie. A contre jour devant Herkos, terrible de colère, elle faisait l’effet à ce dernier de sortir tout droit d’une légende des temps anciens. Une déesse puissante et enragée. Machinalement, Herkos pensa aux vieux mythes des Grékès, et à leurs divinités oubliées, mortelles et invincibles. Elle s’adressa à la foule.
“Les Khans ne nous poursuivront pas, tas d’imbéciles. Ce n’était pas nous leur cible principale, et même si ils étaient unis, personne n’aurait été assez fou pour s’attaquer à la Caravane des Steppes de manière aussi frontale.”
Herkos lâcha l’habitant, qui s’enfuit aussitôt.
“Ils nous ont mis une branlée et ont éparpillé la caravane pour pouvoir frapper leur cible plus facilement. Et leur cible, c’était pas nous. Maintenant vous allez nous aider à nous remettre d’aplomb pour qu’on puisse partir au plus vite selon les lois d’hospitalité de cette putain de steppe, ou je vous jure que ce sont pas les Khans qui raseront vos maisons”
Herkos soupira.
Quelle grande gueule, quand même.
Merci d’avoir lu cet épisode de No Man’s Kingdom ! S’il vous a plus, n’hésitez pas à laisser des commentaires ici ou sur les réseaux sociaux, et surtout à partager autour de vous. Rendez-vous très bientôt pour une nouvelle plongée dans le No Man’s Kingdom !
TO