NOTE DE L’AUTEUR :
No Man’s Kingdom est une série de textes se situant chacun dans le même monde. Un épisode paraît toutes les deux semaines, illustré par le talentueux Ronan Toulhoat et écrit par votre serviteur, Thomas Olivri. Nous vous conseillons, si vous débutez dans cet univers, de commencer par l’épisode 1 de la saison 1. Pour cela, il vous suffit de cliquer sur “No Man’s Kingdom” dans le menu du haut de la page d’accueil. Chaque épisode se veut une histoire courte complète à lire en quelques minutes durant votre trajet de bus, de tram, en buvant un café. Ces épisodes se répondent ou se complètent, certains personnages ou lieux se retrouvent et se croisent... Le No Man’s Kingdom est un monde en constante évolution. N’hésitez pas à nous faire part de vos commentaires ici ou sur les réseaux et surtout à partager le projet autour de vous ! Bonne lecture !
Thomas Olivri
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Harkol coupait du bois, encore et encore. Le froid mordant qui l’avait mordi quelques heures auparavant lorsqu’il était sorti de sa chaumière n’était plus qu’un lointain souvenir. Il était désormais en nage, depuis cinq heures qu’il s’acharnait à trancher des rondins de bois afin de pouvoir se chauffer pour les semaines qui allaient venir, et qui s’annonçaient plus froides que jamais. Au village, tout le monde faisait la même chose, femmes et enfants compris. L’hiver ne plaisantait pas dans cette région reculée d’Europa. Ne pas pouvoir faire de feu, c’était risquer de mourir de froid, comme Hashkar l’année précédente. On l’avait découvert complètement gelé devant sa cheminée, après qu’une tempête particulièrement violente avait empêché tous les habitants de sortir de leur maison pendant plusieurs jours. Le feu, c’était la vie. C’était aussi simple que cela. Voilà pourquoi Harkol et les siens passaient des journées entières à entasser des réserves de bois, à tailler, à couper jour après jour. L’hiver allait encore être rude, et mieux valait y être solidement préparé.
Harkol était un homme dans la force de l’âge, au visage buriné par la rude vie qu’il menait dans la région sauvage au cœur de laquelle il était né près de 35 ans auparavant. Il était l’un des meilleurs chasseurs du village, statut qu’il partageait avec sa compagne Elga. Depuis la mort de leur unique enfant, emporté par un grit affamé dix ans plus tôt, ils avaient tous deux abandonné l’idée de fonder une famille, et avaient voué leur existence à la protection de leur communauté. Communauté qui était l’alpha et l’omega de leur vie depuis toujours.
Harkol s’arrêta un instant et regarda autour de lui, reprenant son souffle. Vernos était un petit village comptant à peine 500 âmes, mais la solidarité qui y régnait en faisait plus une grande famille qu’autre chose. La dureté de la vie dans la région y était sans doute pour quelque chose, mais Harkol se plaisait à penser que cette solidarité était un trait génétique partagé par tous les habitants de la Norska. Après tout, avec des hivers aussi violents, l’esprit de communauté faisait loi : tout le monde pouvait compter sur tout le monde. Réparations, nourriture, organisation, chasse, artisanat… Le monde avait peut-être changé mais, ici, on vivait comme on vivait depuis toujours. Enfin, depuis le Ragnarok (1). Depuis cette époque lointaine où le monde avait changé après s’être embrasé, les conditions de vie avaient toujours été très difficiles. Les hivers étaient plus violents que jamais et de nouveaux prédateurs avaient fait leur apparition. Les étés étaient courts et il était difficile de faire pousser assez de céréales pour l’hiver. Les marchés roulants palliaient généralement leur manque de provision, mais celui qui partait du Sud d’Olympia (2) n’arriverait pas avant plusieurs semaines. Et parfois, il fallait faire appel à des vendeurs indépendants lorsque le temps était compté et les rations bientôt à sec. L’hiver ne souffrait aucun retard de livraison. Harkol jeta un oeil aux portes du village fortifié, toujours fermées. “Il devrait être là depuis un moment, maintenant” se dit-il.
Les pensées d’Harkol prirent leur envol. Il n’arrivait pas à s’imaginer un monde sans grit ou sans fafnirs (3). Les tribus du Nord s’étaient adaptées à leur nouvel environnement et aux nouveaux dangers de ce monde. Plusieurs centaines d’années s’étaient écoulées depuis le Ragnarok, et le peuple d’Harkol avait appris à vivre à nouveau après le Grand Hiver. Mais apprendre à vivre avec les dangers et la mort ne signifiait pas devoir attendre celle-ci les bras croisés. S’adapter, après tout, c’était également anticiper. Harkol l’avait bien compris, en tant que chasseur alpha de la tribu. C’est pourquoi il s’était rendu au-delà des montagnes à la fin de l’hiver dernier pour se rendre à Oslova, la plus grande ville du Sud de la région, située à plusieurs semaines de marche. Là, il avait fait de nombreux achats à destination du village auprès d’un marchand indépendant. Outils, vêtements, alcool, matériaux de construction… Il attendait désormais son arrivée d’un jour à l’autre. Mieux valait qu’il arrive vite, s’il ne voulait pas se retrouver coincé pour l’hiver avec eux.
Un bruit aigu le tira de ses rêveries. Son bras artificiel d’un blanc immaculé indiquait une rune rouge flamboyante. Il était temps, après plusieurs jours de coupe, de nourrir son objet céleste, comme il aimait à le dire. Autrement dit de changer la cellule d’énergie. Il ne lui en restait plus qu’une, et son impatience à voir arriver le marchand d’Oslova était liée à celà. Ce bras artificiel lui avait été installé après sa rencontre avec le grit qui lui avait pris son fils. Harkol avait fini par vaincre la créature, dont il portait désormais la peau tigrée en guise de cape, mais elle avait réussi à le blesser presque mortellement. Sans l’intervention de sa femme, celle-ci aurait fini par perdre les deux hommes de sa vie. Le grit lui avait pris son bras droit. Une fois la blessure soignée, il avait fallu faire quelque chose. Harkol étant le meilleur guerrier et pisteur du village, il était hors de question de se passer de ses services. La découverte inopinée par sa femme d’un objet céleste lors d’une chasse dans le Grand Nord avait réglé la question. Après un séjour à Oslova, l’objet découvert fut adapté et placé sur son moignon par les meilleurs chirutek (4) de la région. Une opération coûteuse, mais le village avait décidé “d’investir” dans Harkol sur le long terme.
Une décision qui s’était avérée payante. Non seulement l’objet céleste s’était parfaitement adapté à la physionomie d’Harkol (un fait commun à la plupart des artefacts apparus après le Ragnarok : ils semblaient tous s’adapter parfaitement au corps humain, comme s' ils avaient été créés en ce sens), mais il leur avait rendu de nombreux services. Le bras céleste lui permettait de soulever des charges particulièrement lourdes, à lancer des objets avec une force et une précision décuplées… Et à tenir plusieurs jours d’affilée à couper du bois.
“Harkol” lança une voix derrière lui. “Je pense que nous avons assez de bois pour cet hiver. Et pour le suivant aussi, d’ailleurs”.
L’homme souria en se retournant. Ses yeux d’un bleu perçant reflétèrent la lumière du soleil, haut dans le ciel azuré. Il s’épongea le front de sa main valide, poussant de côté la mêche de cheveux blonds trempée qui collait sur son front. Devant lui, sortant de leur maison en bois et en pierre, Helga s’avançait, une peau de loup sur les épaules pour la protéger du froid mordant malgré le soleil. Elle était belle comme l’hiver, se plaisait à penser Halkor. Son corps puissamment bâti et musclé par des années de chasse à ses côtés se déplaçait avec une grâce féline, même en marchant. Harkol se plaisait à penser qu’elle pouvait se jeter sur lui à tout instant sans qu’il puisse à peine esquiver un geste. Ses longs cheveux d’un blond orangé étaient coupés à ras sur les côtés, et tombaient en une grande tresse dans son dos. Ses lèvres pleines lui sourirent avec amour, et firent plisser ses yeux gris comme le pelage d’un fafnir.
“Tu me connais, ma femme, j’ai toujours besoin d’anticiper”.
“A te voir transpirer dans ce froid depuis des heures, la seule chose que tu vas anticiper au final ce sera un bon coup de froid”, dit-elle en s’approchant de lui. “Et tu sais que j’ai besoin de toi demain.”
“Je le sais bien, répondit Harkol en plantant sa hache dans le sol. “Une chasse sans moi, c’est un peu comme une cheminée sans feu”.
“J’ai surtout besoin de bras musclés pour rapporter les proies que je vais ramener au village, et le tien est le plus fort, à ce qu’il paraît”, répondit-elle en souriant en tapotant le bras métallique de son mari.
“Je vais devoir remplacer la cellule d’énergie. La mienne vient de rendre son dernier souffle, dit-il en
désignant la rune rouge qui illuminait son bras artificiel.
“il ne t’en restait plus qu’une, j’espère que ton marchand va pouvoir arriver rapidement, sinon tu seras bon pour passer l’hiver sans bras droit”.
A ce moment, une clameur dans le village se fit entendre. Le couple courut sur la grand place afin de voir ce qu’il se passait. Il traversèrent quelques jardins ouverts, sautèrent par-dessus des barrières, et arrivèrent sur la grand'place qui faisait face au hall des célébrations. Une petite foule était déjà rassemblée autour d’un énorme chariot tiré par 4 bœufs. A l’arrière de ce dernier, l’homme avec qui il avait fait affaire à Oslova l’année précédente, Eduar, était en train de décharger sa cargaison. Hommes, femmes et enfants l’aidaient et récupéraient caisses, conteneurs, fourrures et jarres avant de les trier et de les répartir entre les différentes maisons de stock du village. A côté du chariot, un homme au crâne rasé et couvert de cicatrices était resté sur son énorme cheval, une grande cape brune recouvrant quasiment tout son corps. Harkol remarqua, attachés à sa monture, un chapelet de masques en crânes de cerfs. Les attributs caractéristiques des tribus berzerks de la région. Le sang d’Harkol se figea.
Il tenta de masquer son inquiétude. “Vous avez eu des problèmes en chemin ? “ demanda-t-il en se dirigeant vers celui qui était, sans aucun doute, un mercenaire engagé par Eduar pour sa protection (une mesure qui s’était avérée être un excellent investissement, à priori). L’homme aux cicatrices lui sourit du peu de dents noires qui lui restait. “Rien que je n’ai pas su gérer, l’ami”.
Eduar se retourna en entendant la voix d’Harkol.
“Tiens, te voilà, chasseur. J’ai tout ce que tu m’as commandé, et plus encore. Mais il va falloir revoir notre prix, je n’avais pas prévu d’embaucher un mercenaire, et je peux te dire que celui-ci mange pour quatre !”Harkol lui sourit poliment. Le prix demandé par le marchand était déjà très élevé, et il allait falloir remettre la main à la poche. Mais la cargaison que leur délivrait le marchand du sud était un trésor indispensable pour passer l’hiver et le suivant. Alors il paierait. Ce qui l’inquiétait plus, c’était la présence de berzerks dans les parages. On n’en avait pas vu aussi près du village depuis près d’une décennie. Ces pilleurs sauvages et redoutables tombaient sur tout ce qu’ils pouvaient trouver, mais on les trouvait plutôt aux abords des Cités Franches, plus au Sud. Le fait qu’ils se soient aventurés aussi loin dans le Nord était inquiétant à bien des égards. Et leur raid manqué sur la cargaison d’Eduar n’augurait rien de bon non plus. S’ils tenaient vraiment à mettre la main sur cette cargaison, ils n’allaient pas s’arrêter à un essai. La seule chose pire que des berserks était des berserks aux abois. Harkol regarda à nouveau les masques aux crânes de cerfs que le mercenaire gardait comme des trophées sur les sacoches attachées à son cheval. Son poing se serra.
L’hiver allait être plus rude que d’habitude.
ANNEXE
(1) Ragnarok : nom donné à l'Armageddon par les peuplades du Nord.
(2) Olympia : nom de la région correspondant plus ou moins à la Grèce du XXe siècle, faisant partie de l'empire byzantin au moment de l'Armageddon.
Fafnirs : créatures mutantes vivant quasi uniquement dans les contrées glacées des Nouveaux Royaumes. Plus grands et plus puissants qu'un ours, ces créatures peuvent couper un homme en deux juste d'un coup de patte.
(3) Fafnirs : créatures mutantes vivant quasi uniquement dans les contrées glacées des Nouveaux Royaumes. Plus grands et plus puissants qu'un ours, ces créatures peuvent couper un homme en deux juste d'un coup de patte.
(4) Chirutek : médecins savants pratiquant la transplantation d'objets célestes sur les corps humains. Pratique rare et souvent déclarée illégales dans les Cités Franches car extrêmement dangereuse.
Merci d’avoir lu cet épisode de No Man’s Kingdom ! S’il vous a plus, n’hésitez pas à laisser des commentaires ici ou sur les réseaux sociaux, et surtout à partager autour de vous. Rendez-vous très bientôt pour une nouvelle plongée dans le No Man’s Kingdom !
TO