NOTE DE L’AUTEUR :
No Man’s Kingdom est une série de textes en épisodes se situant chacun dans le même monde. Un épisode paraît chaque semaine, illustré par le talentueux Ronan Toulhoat et écrit par votre serviteur, Thomas Olivri. Nous vous conseillons, si vous débutez dans cet univers, de commencer par l’épisode 1 de la saison 1. Pour cela, il vous suffit de cliquer sur “No Man’s Kingdom” dans l’onglet de recherche. Vous aurez alors accès à tous les épisodes, en commençant par le premier. Chaque épisode se veut une histoire courte “one shot”, à lire en quelques minutes durant votre trajet de bus, de tram, dans une file d’attente, en buvant un café… Mais si chaque épisode est un “one shot”, il prend sa place dans le même univers que les autres. Certains personnages ou lieux se retrouvent et se croisent. Le No Man’s Kingdom est un monde en constante évolution. N’hésitez pas à nous faire part de vos commentaires dans la section dédiée. Bonne lecture !
Thomas Olivri
Eduar donna un coup de rênes aux bœufs qui tiraient son chariot. Le claquement du cuir retentit dans la forêt recouverte de neige. L’un des bovins à poils longs poussa un vagissement sourd de protestation avant de légèrement presser le pas. Eduar n’était pas tranquille. Il passait le plus clair de son temps à regarder autour de lui, scrutant l’épaisse forêt dans laquelle son attelage s’était engagé. Des arbres à perte de vue, une épaisse couche de neige, et un ciel à peine visible à travers les branches entremêlées au-dessus de lui. Il faut dire que son chargement était précieux. Dans la charrette branlante qu’il dirigeait sur ce sentier cahoteux, faisant de son mieux pour éviter les ornières et les flaques de neige fondue, il transportait des lingots de fer, du tissu, des armes, des arcs, des flèches, de l’amadou ainsi que quelques jarres d’eau de vie. Parmi la cargaison, un coffre en particulier le rendait nerveux. Celui qui renfermait les gouttes célestes (1). Elles étaient enfermées dans des sphères de métal hermétiquement scellées, mais il savait que le moindre cahot trop brusque pouvait les faire exploser et le vaporiser lui, ses bêtes, et la plupart de la forêt alentour, en une fraction de seconde. Une cargaison à la fois précieuse et dangereuse, à destination d’un village situé de l’autre côté de la forêt, qu’il s’était engagé à livrer avant le début de la saison des glaces.
Mais il n’avait pas aimé les regards répétés que lui avait lancé un homme au refuge dans lequel il avait fait sa première halte. Il essayait toujours de garder profil bas, mais il savait pertinemment qu’un marchand comme lui ne pouvait pas vraiment passer inaperçu dans ces contrées inhospitalières, qui ne voyaient passer que très peu d’étrangers durant l’année.
Il avait donc décidé d’engager un mercenaire pour la dernière partie de son voyage, celle qu’il estimait être la plus dangereuse, ou en tout cas la moins sûre. Ce n’était pas qu’Eduar ne savait pas se défendre, loin de là. Il était habile avec un arc, encore plus avec une dague. Mais son corps n’était plus dans sa prime jeunesse, et il commençait à se sentir moins rapide qu’autrefois. Son visage était strié de rides, et sous ses yeux bruns affutés, des poches de fatigue témoignaient de la dureté du voyage qu’il avait entrepris. Son corps sec et fin était encore musculeux, mais sa barbe et ses cheveux ébouriffés poivre et sel témoignaient du poids des années accumulées à parcourir les routes des Nouveaux Royaumes. Ses réflexes n’étaient plus les mêmes, et il ne devait rien laisser au hasard s’il voulait honorer cette livraison et être payé. Le marché qu’il avait conclu avec un Nordique l’année passé, à Oslova (2) allait lui permettre de vivre durant tout l’hiver, et plus encore. Non seulement son chargement valait une petite fortune, mais tout un village dépendait de lui. Non pas qu’il se considérait comme quelqu'un de particulièrement soucieux de la condition de son prochain, loin de là, mais si l’Humanité (du moins ce qu’il en restait après l’Armageddon) avait bien appris quelque chose depuis le retour de la lumière (3), c’est qu’il valait mieux se serrer les coudes entre humains. Du moins si elle ne voulait pas disparaître.
Voilà pourquoi Eduar avait fait appel aux services d’un mercenaire pour l’aider à transporter sa cargaison à bon port. Il l’avait rencontré quelques semaines auparavant. Son nom était Ragor. Il chevauchait à l’avant du chariot d’Eduar, sur un vieux canasson qui devait à priori avoir vu déjà pas mal de contrats. Mais si le cheval était vilain, il était également costaud. Une véritable bête de somme quasiment plus haute que le chariot que conduisait Eduar. Ragor quant à lui, correspondait lui aussi à cette description. Il était aussi grand et fort qu’il était laid. Son crâne chauve était recouvert de très nombreuses cicatrices, toutes plus immondes les unes que les autres. On aurait dit qu’un monstre avait essayé de lui croquer le crâne - ce qui n’était sans doute pas loin de la vérité. Ses petits yeux, sa barbe hirsute, ses dents noires… Il n’y avait rien à dire : en tant que mercenaire, Ragor avait la gueule de l’emploi. Quand il le voyait, Eduar se demandait toujours ce qui était arrivé à celui - ou celle- d’en face, lorsqu’il avait reçu ces cicatrices. Et il n’était pas certain de vouloir le savoir. Sa cape brune, tâchée, enveloppait presque complètement son corps, et ne laissait visible que sa tête, qui paraissait minuscule sur ce cheval si gros. Mais Eduar avait appris à ne pas se fier à l'apparente bestialité brute de Ragor. Le mercenaire observait tout, écoutait tout, entendait tout. Rien ne lui échappait, et Eduar devait bien admettre qu’il appréciait sa présence rassurante. A son âge et dans cette région, un garde du corps était un atout précieux, même si un peu trop onéreux à son goût.
Néanmoins, force était de constater que depuis le début de leur collaboration, Ragor n’avait pas encore eu à dégainer son arme. Non pas qu’Eduar s’en plaignait (cela signifiait que le voyage se passait sans danger, et peut-être que la seule présence du garde du corps avait suffi à décourager d’éventuels voleurs), mais comme tous les marchands, il était près de ses investissements. Et payer quelqu’un pour simplement marcher à ses côtés commençait à lui faire légèrement mal au crâne.
Eduar commençait déjà à se demander s' il allait continuer à s’offrir les services du mercenaire après sa livraison lorsqu’il remarqua que ce dernier avait ralenti son allure. Il le vit discrètement sortir sa main droite de sa cape, dans une posture qui signifiait à Eduar de ralentir le pas. Le cœur d’Eduar commença à battre un peu plus vite alors qu’il tirait sur les rênes en obéissant machinalement au mercenaire. Il regarda nerveusement tout autour de lui, mais tout ce qu’il pouvait voir, c’était des arbres et de la neige à perte de vue. Il ne vit pas l’assaillant sauter d’une branche située au-dessus de lui et atterrir brutalement sur le chariot, juste à ses côtés. Eduar eut à peine le temps de tourner la tête et d’apercevoir une longue silhouette emmitouflée dans de nombreuses épaisseurs de tissus blancs, le visage caché derrière un masque en forme de crâne de cerf. Ou bien était-ce un véritable crâne de cerf ? Quoi qu’il en soit, l’assaillant lui délivra un violent coup de pied en plein visage qui le projeta lourdement à bas de sa charrette. Il atterrit sur le dos, le souffle coupé et les côtes lancinantes, une vive douleur au niveau de sa mâchoire.
Durant quelques instants, sa vision fut entrecoupée de points noirs, au point qu’il se demanda s’il n’allait pas s’évanouir. Le souffle encore court, il put cependant voir que l’assaillant sortait de sous son épais manteau une longue lame qui semblait particulièrement bien affutée. Son esprit percevait également des cris et des mouvements brusques à la périphérie de son regard. Sans doute que son garde du corps était enfin en train de gagner la somme qu’il lui avait remise avant de prendre la route. Du moins il l’espérait, car son assaillant venait tout juste de se jeter du chariot, la lame pointée sur lui, pour l’achever.
Mais à sa grande surprise, alors que l’homme au crâne de cerf tombait sur lui, un bruit strident brisa la quiétude de la forêt recouverte de neige. Son assaillant fut alors projeté à plusieurs mètres de là et s’écrasa comme un pantin sur un tronc d’arbre, dans une pluie de particules de sang à moitié évaporées. Eduar tourna la tête en se redressant lentement sur un coude, ses mains essuyant machinalement les gouttes de sang tombées sur son visage et son manteau. A quelque mètres de là, Ragor se tenait toujours sur son cheval. Deux cadavres habillés de la même manière que l’agresseur d’Eduar gisaient dans la neige, à priori occis avec l’épée courte que tenait le mercenaire dans sa main gauche. Dans sa main droite, il tenait un énorme artefact fumant, d’un blanc immaculé, qu’il braquait encore en direction de l’assaillant d’Eduar.
Ce dernier soupira, tremblant. Une arme céleste (4). Son garde du corps avait en sa possession une arme céleste. Un long manche de métal blanc, parcouru de glyphes d’un rose éclatant et cracheur de projectiles mortellement dangereux. Une arme d’une immense puissance, d’une immense valeur, et d’une immense rareté. Le genre d’armes qu’on avait commencé à trouver peu de temps après Armageddon, au milieu des décombres fumant des chariots célestes (5) qui s’étaient écrasés sur Terre plus de trois cent ans auparavant.
Ragor baissa son bras et regarda Eduar. Son arme ne fumait plus mais émettait un léger bruit, un crissement étouffé, comme si elle recherchait plus de cible, plus de victimes. Ragor la manipula d’une seule main, et son tube se rétracta. En un instant, il la fit disparaître dans les pans de sa cape.
“On dirait que j’vais pouvoir demander une augmentation, l’ami”, dit Ragor, un sourire mauvais en coin.
Merci d’avoir lu cet épisode de No Man’s Kingdom ! S’il vous a plus, n’hésitez pas à laisser des commentaires ici ou sur les réseaux sociaux, et surtout à partager autour de vous. Rendez-vous vendredi prochain pour une nouvelle plongée dans le No Man’s Kingdom ! TO
APPENDICE
(1) Gouttes célestes : liquide d'un rose flamboyant permettant d'alimenter en énergie les objets célestes (voir plus bas) trouvés par les hommes après l'Armageddon. Elles sont en général contenues dans des cylindres blancs plus ou moins gros suivant l’arme à laquelles elles sont destinées. Ces recharges d’énergie sont de plus en plus rares et de plus en plus chères, au grand dam des possesseurs d’objets célestes.
(2) Oslova : certaines villes fondées avant l'Armageddon furent plus ou moins épargnées par celui-ci. Mais après le Retour de la Lumière (voir plus bas) et face aux dangers des Nouveaux Royaumes, leurs habitants préférèrent les abandonner pour se réfugier derrières les murs des puissantes Cités Franches, qui conservèrent pour certaines plus ou moins les noms des villes sur lesquelles elles furent construites. Oslova fait partie de la poignée de Cités Franches du Nord de l’ancienne Europe.
(3) retour de la lumière : période durant laquelle la vie fut de nouveau possible à la surface de l’Ancienne Europe, des dizaines d’années après l’Armageddon. Les hommes et les femmes qui s’étaient cachés durant des années pour échapper aux terribles tempêtes et aux radiations de la surface recolonisèrent les terres abandonnées à l’époque aux éléments quand le soleil fut de nouveau visible dans le ciel, après des années de noirceur.
(4) armes célestes : après l'Armageddon et le retour de la lumière, les humains survivants commencèrent à sortir de leurs abris pour se réapproprier la nature redevenue totalement sauvage. Les explorateurs commencèrent à découvrir d'étranges et gigantesques structures métalliques gisant au fond de cratères colossaux. En les explorant, ainsi qu'en explorant les nombreux débris éparpillés un peu partout sur le monde connu, ils découvrirent de nombreux artefacts étranges et mystérieux. Si certains étaient clairement des armes, d'autres attendirent longtemps qu'on leur trouve une utilité. Avec le temps, certains hommes et femmes apprirent à percer leurs secrets et à les apprivoiser. Ces "objets célestes" sont extrêmement rares et puissants, et furent la cause de nombreux conflits dans les Nouveaux Royaumes (nom donné à l'Europe après l'Armageddon).
(5) chariots célestes : nom donné aux immenses structures retrouvées retrouvées par les hommes après le Retour de la Lumière. On ne connait toujours que très peu de choses sur ces moyens de transports colossaux, si ce n'est qu'ils tombèrent du ciel et qu'ils causèrent la fin du monde connu.
CRÉDITS
Auteur - Créateur : Thomas Olivri
Illustrateur : Ronan Toulhoat
Graphiste No Man’s Kingdom : François Grenier