NOTE DE L’AUTEUR :
No Man’s Kingdom est une série de textes se situant chacun dans le même monde. Un épisode paraît chaque semaine, illustré par le talentueux Ronan Toulhoat et écrit par votre serviteur, Thomas Olivri. Nous vous conseillons, si vous débutez dans cet univers, de commencer par l’épisode 1 de la saison 1. Pour cela, il vous suffit de cliquer sur “No Man’s Kingdom” dans le menu du haut de la page d’accueil. Vous aurez alors accès à tous les épisodes parus. Chaque épisode se veut une histoire courte complète, un “one shot”, à lire en quelques minutes durant votre trajet de bus, de tram, en buvant un café… Ces épisodes se répondent ou se complètent, certains personnages ou lieux se retrouvent et se croisent... Le No Man’s Kingdom est un monde en constante évolution. N’hésitez pas à nous faire part de vos commentaires ici ou sur les réseaux et surtout à partager le projet autour de vous ! Bonne lecture !
Thomas Olivri
La lune était haute dans le ciel de la Cité-Franche de Petropol.
Située au Nord-Est des Nouveaux Royaumes, dans les contrées les moins touchées directement par l’Armageddon, les immenses remparts qui entouraient la ville semblaient taillés dans la glace, et brillaient de mille feux sous le reflet de l’astre nocturne. Les innombrables bâtiments et immeubles de la cité étaient très rapprochés les uns des autres, comme si les anciens architectes avaient souhaité qu’ils puissent se tenir chaud durant les nuits glaciales. On voyait très peu de lumières aux fenêtres en cette heure tardive. Seules les flammes des bûchers permettant aux sentinelles de se chauffer, en haut des tours et des remparts, apportaient un peu de clarté à ce paysage austère.
Au sein d’une haute bâtisse, au cœur de la ville, une pâle lumière s’échappait d’un lourd rideau fermé. Dans la pièce, attablé à une massive table de bois brut, les yeux de Vladimir étincelaient d’une lueur rose. Ce n’était pas dû à une teinte particulièrement vivace de ses yeux que lui auraient légué ses parents. Ce n’était pas dû non plus au reflet d’une des nombreuse fioles disposées sur son établi, toutes de couleurs différentes, allant du blanc le plus pur au noir le plus sombre, en passant par un rouge violacé ou encore un bleu azur aussi éclatant qu’un ciel d’été.
Ce n’était rien de tout cela. Les yeux de Vladimir irradiaient littéralement d’une couleur écarlate tirant sur le rose, comme s’ils produisaient eux-mêmes cette lueur étrange. Ce qui était le cas, quand on y réfléchissait bien. On aurait dit, sous certains angles, et à certains moments de la journée, les yeux d’un chat pris dans une source de lumière. Un reflet surnaturel et inquiétant pour beaucoup de ses concitoyens, qui s’étaient mis à l’éviter. D’autant plus que les contours de ses yeux étaient recouverts de cicatrices, souvenir de son accident. Ses yeux avaient pourtant la couleur de son âme, comme aimait s’en convaincre Vladimir. La vérité c’est que lui-même ne savait pas expliquer ce qui s’était produit ce soir-là, il y a bien des années, dans son laboratoire. Il n’avait que le souvenir d’une expérience qui avait mal tourné sur un objet céleste qu’il observait de très près, d’une explosion, et d’une douleur fulgurante au visage. Il se souvenait des ténèbres qui s’étaient emparées de lui durant des semaines, avant qu’il ne retrouve la vue et qu’il ne se rende compte que ses yeux brûlaient désormais de la même lueur que celle qui émanait des artefacts divins, tombés du ciel il y a si longtemps. Il se souvenait de la douleur qui avait été la sienne quand il était sorti la première fois en plein jour. La douleur de se voir rejeté par ses propres amis et concitoyens, qui voyaient dans ses yeux la marque d’une malédiction pour avoir tenté de percer le secret du Dieu (1) et de ses armes. La douleur d’être confronté à la lumière du jour, qui ne se calmait qu’en portant une paire de monocles équipés de verres sombres et épais. La douleur de se rendre compte qu’il ne serait plus jamais à l’aise en journée, et qu’il était devenu une créature des ombres (un point qui, avec le temps, lui allait parfaitement). Pour les habitants de son quartier, sa passion maladive pour les objets célestes et pour tout ce qui touchait de près ou de loin à l’Armageddon qui avait changé la face du monde il y avait plus de 300 ans avait causé sa perte. Pour Vladimir, ce handicap était devenu une bénédiction : sa nouvelle vision, plus nette et accrue que jamais, l’avait grandement aidé dans ses travaux. Vladimir possédait en effet de nombreuses reliques célestes, fruits de plusieurs années d’exploration et de recherches. Quand il n’était pas sur les routes à la recherche de ces créations venues d’un autre monde, il était dans son laboratoire à les disséquer, à les ausculter, à tenter de percer leur mystère. Il pouvait se passer des jours entiers sans qu’il ne quitte ses appareils scientifiques, à expérimenter encore et toujours, avec encore et toujours le même espoir, la même folie : pouvoir reproduire à l’échelle humaine les effets de ces artefacts divins, disponibles en quantité très limitée, condamnés à se détériorer et à disparaître au fil du temps si aucun savant n’arrivait un jour à percer leur secret. Il chassa vite cette pensée de son esprit tant elle l’angoissait. Son œuvre ne pouvait souffrir d’aucun doute. Il devait aller de l’avant, quoi qu’il en coûtait. “Les armes célestes sont la clé du salut de l’humanité”, se surprit-il à dire à haute voix. “De sa sauvegarde et de son élévation. Et je saurai percer leur secret. Je sauverai l’Homme, avec ou sans son consentement “.
Parler ainsi à voix haute le tira semble-t-il d’un état second dans lequel il était souvent victime quand il se noyait dans ses expérimentations. Il regarda autour de lui. Son laboratoire était plongé dans la pénombre. Seules quelques bougies fatiguées éclairaient encore la pièce. Le sol en vieux bois était recouvert de papiers, de notes, de tâches de cires. Autour de lui, des étagères sur lesquelles se trouvaient des livres, des instruments de mesure, des outils. Sur son bureau, qui faisait office d’établi, une grande bassine de métal lui servait de support pour travailler sur les reliques. Autour, toutes sortes d’instruments que le commun des mortels aurait pu prendre pour des outils de torture. Il n’en était rien, bien évidemment, mais Vladimir appréciait en secret le fait d’être craint par ses contemporains. Les anciens membres de la Guilde des Créateurs dans son genre n’étaient en effet pas bien vu de la population, encore moins s’ils étaient devenus des Reliquiers (2). Il faut dire que la plupart des expériences de la Guilde se terminaient dans des explosions ou des drames. On n’étudiait pas les armes divines sans danger, après tout. Les armes les plus puissantes de la création ne souffraient pas l’incompétence, que ce soit en les utilisant ou en les étudiant. Et si certains avaient réussi à comprendre leur maniement, personne n’avait encore vraiment mis à jour leur fonctionnement. D’où tiraient-elles leur énergie ? Comment la transformaient-elles ? Comment la stockaient-elles ? Des génération entières de moines et de savants de la Guilde des Créateurs s’étaient penchés sur la question avant lui, sans succès. Mais malgré les échecs, malgré les accidents, malgré les morts, la recherche continuait, encore et encore. Et pour cause. Celui ou celle qui percerait le secret de cette source de puissance infinie deviendrait, littéralement, le maître du monde. Les secrets des reliques célestes étaient devenues le nouveau Graal. Et pour répondre à ses besoins de plus en plus exigeants, Vladimir avait décidé qu’il allait chercher lui-même les objets qu’il étudierait. De membre dissident de la Guilde des Créateurs, qui avait bien trop de principes à son goût, il était devenu reliquier à son compte. Ce qui n’était sans doute pas le meilleur choix de vie pour quelqu’un qui souhaitait… Vivre. Tout simplement. Entre les dangers de la recherche des objets célestes et ceux de l’étude de ceux-ci, sa vie n’était pas partie pour durer bien longtemps. Mais après tout, la vie éternelle était au bout du chemin, pas vrai ? Et puis, on ne manipulait pas les énergies les plus terrifiantes que l’humanité ait connu sans prendre de risques. Il en était la preuve vivante…
Son regard se perdit dans le miroir fixé sur le mur à sa droite. Il regarda sans vraiment le regarder son reflet. Malgré ses quarante ans qui pointaient à l’horizon, il était encore en excellente condition physique pour quelqu’un qui passait le plus clair de son temps dans un laboratoire. Il faut dire qu’aller chercher les objets célestes dans les contrées les plus inhospitalières des Nouveaux Royaumes nécessitait une forme physique insolente. Et puis Vladimir savait pertinemment que ses recherches pouvaient lui prendre encore des dizaines d’années, et il était hors de question que son corps ne le trahisse avant qu’il n’ait atteint son but. Il s’entretenait donc physiquement tous les jours, se soignait régulièrement, et s'entraînait au combat à l’arme blanche. Il ne voulait pas non plus mourir bêtement au détour d’une ruelle, abattu par des voleurs alors qu’il n’aurait pas su se défendre. Il regarda à nouveau son reflet, sa longue toge bleue brodée de fil doré, ses cheveux grisonnants en bataille. Son visage sévère et anguleux marquait une détermination sans faille. Et son regard flamboyant lui conférait un statut quasi divin, terrifiant pour ceux qui le côtoyaient. La preuve permanente que sa quête scientifique pouvait lui coûter la vie à chaque instant. Dans une explosion grandiose et meurtrière.
C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Vladimir avait établi son laboratoire dans un quartier pauvre de la ville. Il savait que, tant qu’il se cantonnait à cette partie de la cité, les Grands Maîtres (3) de celle-ci le laisserait en paix. Qui se souciait de la vie de quelques mendiants et prostituées, après tout ? Vladimir n’en avait cure. Du moment qu’on le laissait faire ses expériences tranquille. D’ailleurs, la femme qui finançait ses recherches devait passer le lendemain, pour leur conversation hebdomadaire. La garce lui donnait tant d’argent pour ses expéditions que Vladimir ne pouvait lui reprocher d’être au plus près de ses investissements mais, par les Reliques, qu’il détestait ces moments. Varla Diemetrov ne voulait perdre aucune miette de ses travaux, et exigeait des comptes rendus précis sur chacune de ses expériences et avancées. Vladimir ne pouvait que s’exécuter. La femme était puissante : elle avait la main-mise sur une partie des conseillers du Grand Maître de la cité, mais également sur le conseil des bas-fonds, constitué des membres les plus influents de la pègre locale. Un statut qui lui assurait non seulement une richesse hors du commun, mais également un pouvoir immense. C’était autant grâce à la terreur qu’elle inspirait que son argent que Vladimir pouvait étudier en paix, même dans le quartier le plus mal famé de la ville : les rares âmes qui osaient s’en prendre à son laboratoire dans l’espoir de mettre la main sur ses reliques étaient massacrées sans ménagement par les gardes personnels de Varla, en faction permanente autour du site. Des mercenaires aguerris dans l’art de la guerre, aussi discrets et silencieux que mortels, et qui taillaient en pièces les fous qui pensaient pouvoir voler la véritable reine de la ville. Ainsi, Vladimir était on ne peut plus tranquille. Il se sentait également on ne peut plus prisonnier. Mais il avait dû faire un choix. Ses recherches et ses expéditions coûtaient une fortune et il avait dilapidé absolument tout son argent ces dernières années. Il avait besoin d’être financé. Il verrait bien quoi faire de ce dérangeant arrangement le moment venu.
Il soupira, avant de s’emparer d’un casque de métal posé sur sa table de travail. Un harnais sur lequel étaient soudés des instruments de vision de précision. Des télescopes miniatures, des monocles réglables, des lunettes de protection… Une panoplie indispensable pour qui souhaitait étudier les reliques célestes. Les yeux flamboyants de Vladimir disparurent un instant derrière des lunettes hermétiques. Il s'apprêtait à utiliser (ô magnifique ironie) un coutelas de découpe céleste pour… Découper une relique céleste. Encore à ce jour, la seule manière connue d’ouvrir ces artefacts pour jeter un œil à leur mécanisme était d’utiliser l’un de ces mêmes artefacts. Une espèce de pied de nez permanent à son travail. Une fois les lunettes mises, le rose brillant de ses yeux paru décuplé, illuminant la pièce d’une lueur surnaturelle.
Il se pencha vers l’objet posé sur son bureau, le coutelas céleste dans une main, l’autre caressant les courbes de l’appareil divin qu’il s'apprêtait à ouvrir. Un acte quasiment impie, mais comment faire autrement ? L’arme céleste était d’un blanc pur, d’un métal que nul n’avait jamais réussi à identifier. Le fer céleste. Il était parcouru de runes (du moins Vladimir les appelait-elles ainsi) qui rappelaient celles des anciens peuples du Nord, et qui luisaient d’une lueur surnaturelle, tantôt d’un bleu azur, tantôt d’un rose flamboyant, de la même couleur que ses yeux. Il était composé d’une espèce de manche permettant de le tenir d’une main, et d’une pointe métallique à l’extrémité opposée, par laquelle partait l’énergie destructrice de l’arme lorsque l’on appuyait sur un bouton particulier, au niveau du manche. L’objet était assez léger pour être tenu d’une seule main, mais gagnait en précision quand on le tenait à deux mains, en se servant de l’autre pour affiner son tir. Elle ressemblait au final à une espèce d’arbalète, et ce nom lui était resté. Malgré l’âge approximatif de l’arme, elle semblait immaculée, intacte, ignorante du passage du temps, contrairement aux créations humaines. Elle avait pourtant des centaines d’années. Malgré tout, Vladimir savait pertinemment qu’elle avait perdu de sa puissance. Cette arbalète céleste était en effet une des toutes premières de sa collection, et depuis l’accident qui lui avait changé la vue, il s’était aperçu de changements sur l’arme, imperceptibles au commun des mortels mais évidents pour lui. Un peu moins de puissance. Un peu moins de distance de tir. Un peu moins de précision… Pour Vladimir, cela ne signifiait qu’une seule chose. L’énergie qui lui permettait de fonctionner n’était pas éternelle. Et si une telle énergie pouvait s’échapper de l’arme, c’est que cette dernière pouvait être rechargée, d’une manière ou d’une autre. Et que cette source d’énergie devait forcément exister quelque part, sur cette Terre ou ailleurs. Il tenait là une information majeure. Seuls ses nouveaux yeux lui avaient permis de réaliser cette découverte extraordinaire, inconnue du reste de l’humanité : à sa connaissance, il était le seul reliquier à avoir subi un accident de la sorte et à en être sorti vivant. Ses yeux qui désormais pouvaient percevoir le moindre changement de spectre des couleurs des armes divines. Et si l’énergie contenue dans les reliques avait eu cet effet sur ses yeux, quels autres effets pouvait-elle avoir sur l’être humain ? Cette découverte avait changé le potentiel des expériences de Vladimir. Un nouvel horizon, glorieux, s’ouvrait à lui. Mais il devait encore avancer tête basse, pour ne pas éveiller trop l’attention, et surtout pour ne pas que sa curatrice ne s’intéresse de trop près à ses découvertes. Il s’arrangeait toujours pour la fourvoyer et la laisser dans le flou, tout en justifiant ses expériences et ses quêtes par de petits progrès, semaine après semaine. Vladimir avait encore besoin d’elle, et de ses finances.
Quelqu’un frappa à la lourde porte de chêne située face à son bureau, dont la poignée se mit à tourner. Par réflexe, Vladimir s’empara d’une petite baliste céleste qu’il gardait toujours à portée de main et qu’il pointa vers la porte. Le ronronnement familier de l’arme divine prête à tirer emplit l’atmosphère. Son laboratoire était pourtant gardé jour et nuit, et personne ne pouvait en franchir le seuil sans qu’il ne soit au courant. Du moins jusqu’à aujourd’hui.
La porte s’ouvrit sur une grande jeune femme à la peau bronzée, emmitouflée dans une lourde cape abîmée et tachée, qui trahissait un voyage long et pénible. Une épaisse chevelure d’un bleu sombre poussait depuis la moitié droite de son crâne et tombait en cascade jusqu’au bas de son cou. La seconde moitié de son crâne, cependant, était chauve et recouverte de cicatrices, lui donnant l’air d’une guerrière sauvage des steppes. Son visage était fermé et sérieux, et ses yeux d’un bleu électrique posés intensément sur Vladimir, qui baissa son arme en souriant.
“Je crois que j’ai quelque chose qui pourrait t’intéresser”, lui dit Mirena.
ANNEXE
(1) Le secret du Dieu : dans certains des Nouveaux Royaumes, l'Armageddon et ses conséquences sont vus comme un signe de punition divine, un avertissement à la face de l'humanité pécheresse. Si la notion de religion, notamment catholique, est devenue toute relative dans ce qui reste de l'Europe, la croyance en la vengeance d'un être suprême sur la terre est assez répandue. Et par conséquent, il est parfois mal vu d'étudier les mystères des objets célestes pour se les approprier. Ces croyances et cette méfiance envers les objets célestes sont surtout répandues dans le Nord Est des Nouveaux Royaumes.
(2) Reliquiers : chasseurs d'objets célestes. Explorateurs, aventuriers, la plupart d'entre eux ne vivent pas assez longtemps pour profiter de l'argent que leur rapporte leurs trouvailles. Il s'agit en effet d'un marché ultra concurrentiel, et très dangereux. La plupart des Reliques Célestes sont désormais enfouies ou cachées dans des lieux reculés et dangereux, et chaque expédition peut être la dernière. Les reliquiers travaillent bien souvent seuls ou à deux, et les expéditions supérieures à 5 personnes sont rares.
(3) Grands Maîtres : les Grands Maîtres des Cités Franches sont les responsables de celles-ci. Suivant la taille et l'importance de la cité, elle disposera de plus ou moins de Grands Maîtres. Certains ont à charge la sécurité, d'autres l'approvisionnement en nourriture, le commerce le transport. Les Grands Maîtres les plus importants sont ceux qui gèrent les relations avec les Marchés Roulants, dont dépendent les Cités pour leurs survies.
Merci d’avoir lu cet épisode de No Man’s Kingdom ! S’il vous a plus, n’hésitez pas à laisser des commentaires ici ou sur les réseaux sociaux, et surtout à partager autour de vous. Rendez-vous très bientôt pour une nouvelle plongée dans le No Man’s Kingdom ! TO